Entretien de Jean-Michel Fichot avec Marie-Claude Lambotte
Une pratique de la philosophie de la forme :
la sculpture de Jean-Michel Fichot.
Entretien avec Marie-Claude Lambotte
On connaît déjà par les précédents numéros de Frénésie la sculpture de Jean-Michel Fichot
toute de déformation, résultat de mouvements contraires qui allient le courbe et le rectiligne,
le déploiement et l’écrasement des figures, la richesse et la simplicité contrastées des thèmes
et des matériaux. A la ligne s’attache le risque de l’autonomie, à la forme s’attache le risque
de l’abstrait : deux limites à ne pas dépasser dans la recherche de la déformation qui
exploite , selon l’expression du sculpteur lui-même, une certaine folie de la forme.
Aussi bien la conception artistique du créateur, qu’elle tienne de l’exercice de la
terre, du bronze ou de la peinture, donne-t-elle lieu souvent à l’expression d’une
philosophie esthétique originale parce qu’ « expérimentale ». C’est le cas pour Jean-Michel
Fichot comme pour d’autres artistes à venir que nous tenterons d’écouter un moment
dans cette forme d’entretien.
I – Un double thème pour une exposition
M-C-L. – Les deux thèmes de votre exposition : les « enfeus » et le « monde-femme » se
trouvent présentés respectivement dans deux espaces bien différenciés. Sans doute ne
sont-ils qu’apparemment hétérogènes et renferment-ils maints aspects similaires ?
J-M-F. – Le premier thème est celui des enfeus. Un enfeu, c’est une niche en forme
d’arcade destinée à abriter un tombeau. On en rencontre surtout dans les cathédrales,
et par exemple à Saint-Pol-de-Léon dans le nord Finistère. C’est là où j’ai vu le premier
enfeu, et j’en ai alors réalisé plusieurs esquisses sans bien savoir ce que j’allais encore
en faire. Et c’est seulement au bout de deux, trois ans que je les ai utilisées pour aboutir
à toute cette série qui s’est, maintenant, bien éloignée des enfeus et de tout ce qu’ils
symbolisent. Cette série comprenait donc à peu près une quarantaine de sculptures
différentes résultant d’un changement soit de l’élément technique, soit de la façon
de voir l’enfeu.
Et puis, au bout d’un certain temps, j’ai eu envie de travailler un autre sujet, quelque
chose de plus reposant pour l’esprit, plus facile d’accès, et sans doute aussi quelque
chose d’opposé à la mort : ce fut le « monde-femme ». Un enfeu, c’était tout de même
un tombeau qui gardait toujours une relation avec la mort. Au début, on se plonge
dans le travail, on essaie de donner le meilleur de soi-même au niveau plastique et
l’on ne fait plus du tout attention au sujet lui-même qu’on a un peu évacué. Je ne
dis pas que cela soit facile car il s’agit malgré tout d’une figuration ; mais on ne se
sent pas agressé tous les jours ! On arrive à dépasser le sujet et à ne plus y voir qu’une
relation plastique et une intervention de sculpteur ou de peintre.
M-C-L. – Et le passage des enfeus au « monde-femme » ?
J-M-F. – Il résulte d’une sorte d’évolution dans la déformation. Une partie de
ces enfeus qui appartiennent quand même à un thème difficile et qui se présentaient
sous une forme assez dure en sont arrivés, sous l’effet des déformations, à quelque
chose de moins douloureux ; aussi bien par la suite, ai-je commencé à éprouver le
besoin de travailler de plus en plus la forme du « monde-femme », d’écraser les formes
et d’aller de plus en plus loin. Il y a donc alors un côté assez dure qui revient malgré tout !
M-C-L. – « Ecraser les formes » ; serait-ce une déformation caractéristique qui
différencierait les enfeus du « monde-femme » ?
J-M-F. – C’est quelque chose de moins en moins lisible, une nouvelle version de
la forme. Les enfeus sont un peu plus aboutis que le « monde-femme », et ils génèrent
plus de séquences, plus de sculptures ; ils vont peut-être plus loin que le « monde-femme »
qui reste encore relativement classique. Maintenant, je commence à aborder une nouvelle
phase qui consiste en des déformations de plus en plus difficiles en un certain sens.
Ainsi, pour la dernière par exemple : La « femme-feuille », on aboutit à une déformation
qui paraît plus difficile d’accès mais qui comporte en même temps une certaine unité
de la forme. Je suis passé d’éléments qui comportaient beaucoup de diversité, des
accumulations, des répétitions de formes, – donc des choses assez éclatées – à des
éléments encore relativement lisibles mais qui rendent une forme plus structurale,
et une seule.
M-C-L. – On entrevoit, bien cette progression dans la manière dont vous traitez
Les enfeus et le « monde-femme ». Mais comment les sujets eux-mêmes vous sont-ils
Apparus ? Comment vous en saisissez-vous ?
J-M-F. – Au tout début, on ressent vraiment le sujet. Pour les enfeus par exemple,
c’est peut-être le fait qu’ils soient des tombeaux et qu’ils aient une relation avec la mort.
Cela marque beaucoup, on s’arrête, on trouve ça curieux. A partir de là, on essaie d’en
faire autre chose, et cela devient un jeu plastique, une recherche véritable. A l’origine,
je pensais faire des enfeus, puis je suis tombé sur la déformation qui a elle-même engendré
une déformation dans d’autres sujets. En fait, j’ai essayé de prendre ce qui m’apparaissait
essentiel dans les sculptures, et à mon avis, c’était cette déformation, ce jeu : arriver à créer
une forme qui devient elle-même une forme nouvelle.
II – La déformation : une véritable recherche
M-C-L. – La déformation semble donc être le mobile de votre œuvre. Par quelle
Aventure, l’avez-vous trouvée et surtout privilégiée ?
J-M-F. – Eh bien, prenons encore les enfeus. Dans le cas présent, l’enfeu est donc une
petite boîte qui a souvent une forme de petite maison dans laquelle se trouve placé un
crâne. A partir de ces enfeus, j’ai alors réalisé des cases, et les premières sculptures que
j’ai faites représentent ces cases dans lesquelles, tout comme le crâne, se trouvent
insérées des petites têtes.
J-M-F. – Ensuite, j’ai effectué tout un travail de structure pour arriver à imaginer un
cadre dans lequel j’ai disposé à la fois les cases et les têtes à l’intérieur. Le cadre peut
ensuite éventuellement disparaître ; il reste les petites cases disposées de manière à
peu près régulière. Et petit à petit, ces cases vont se déformer pour créer un mouvement
véritable qui entraîne avec lui la déformation de la tête. Celle-ci suit donc la déformation
de la case. Voilà comment j’ai commencé à toucher à la déformation. Au début, je
n’avais pas forcément cette idée de déformation et petit à petit en travaillant et en
essayant de faire évoluer l’enfeu en différentes esquisses sculptées, j’ai touché un point
qui est celui de la déformation.
M-C-L. – Vous parlez d’un « point de la déformation ». Il ne peut donc correspondre
qu’à un moment bien précis du temps et à une situation bien précise de l’espace ; point
d’expérience, en somme. Pourriez-vous alors, après avoir traversé cette expérience,
tenter de définir ce qu’est pour vous la déformation ?
J-M-F. – Oui , on touche là quelque chose qui pour moi est assez important. Je crois
qu’on obtient une déformation quand on a une opposition de formes qui créer un mouvement.
Si l’on prend, par exemple, une forme qui peut être déformée par rapport à un canon et
qu’on l’expose seule, on n’a pas forcément l’idée de la déformation ; on a l’idée d’une
déformation de l’esprit réalisée sur une pièce. Mais si l’on juxtapose l’élément plus ou
moins « normal », le canon de départ, avec une autre sculpture qui y ressemble mais qui
est plus ou moins déformée, on obtient cette fois l’esprit de la déformation (et non plus la
déformation de l’esprit) parce qu’on se trouve devant une comparaison, une opposition.
Ce qui m’intéresse avant tout dans ce travail, ce n’est pas de créer une « forme
déformée » si l’on peut dire ; c’est de créer une matrice, une première forme due à des
influences d’images et de sculptures que j’aurais vues, ou bien encore de créer un canon
de proportions pour ensuite le déformer. Mais en le déformant, je conserve tout ce que
contient ce canon : tous les traits de ma déformation correspondent aux traits premiers
du canon. En réalité, la même forme perdure identiquement ; tous les stades de la
déformation conservent en eux-mêmes le modèle de départ. Donc, encore une fois,
ce qui m’intéresse, c’est d’avoir une forme conceptuelle à l’aide d’images et de la
déformer sur cette base.
M-C-L. – Mais le spectateur, celui qui regarde, qui admire, doit-il se trouver en
présence des multiples déformations, c’est-à-dire de leur évolution, ou bien de la seule
forme et de sa déformation ? Doit-il enfin percevoir la progression de ces déformations,
ce que vous appelez encore le mouvement ?
J-M-F. – Tout est possible ; cela dépend des thèmes. Ou bien il s’agit de deux
sculptures juxtaposées, ou bien le mouvement se traduit à l’intérieur de la même pièce.
Ainsi par exemple, il n’y a plus d’opposition dans la femme-feuille, il n’y a que la
déformation. Je dirais simplement que la seule opposition qui reste encore dans la
femme-feuille, c’est son côté un peu classique dans la figuration.
M-C-L. – Précisément cette ligne de progression dans la déformation qui peut
se résoudre en un mouvement que renferme une seule pièce, ne vous indique-t-elle
pas tout de même certaines contraintes, des limites à ne pas franchir sous peine de
perdre cette forme conceptuelle dont vous parliez ?
J-M-F. – C’est un problème. On ne peut aller trop loin non plus dans la déformation
et il faut garder une certaine figuration. Si l’on ne conserve pas celle-ci, on tombe dans
l’abstrait et c’est autre chose ; il faut donc garder une forme qui à la fois reste en
communication avec la figuration et soit pourtant autre. Ce qui me semble le plus
intéressant, c’est de pouvoir circuler : c’est de pouvoir aller d’une forme relativement
classique vers une déformation. C’est ce mouvement même qui me semble intéres-
sant, ce mouvement qui permet aussi de trouver des formes nouvelles relativement
belles.
M-C-L. – Que deviennent à ce propos les catégories esthétiques traditionnelles
du beau et du laid ?
J-M-F. – Le beau, c’est peut-être la limite extrême où l’on peut aller dans la
déformation, je ne sais pas trop. Si l’on considère le cinéma par exemple, vous avez
toujours des déformations qui sont laides, c’est E.T… Quand on souhaite que le
personnage soit un personnage plein de bonté, on agit automatiquement au niveau
du cœur, de ce qu’il recèle au niveau de sa personnalité, mais jamais au niveau
plastique ; on n’arrive pas à faire une forme qui soit belle et la déformation est toujours
laide. Ce qui m’intéresse dans le cas présent, c’est d’obtenir des déformations qui
soient belles. C’est une recherche ; je ne peux pas savoir si je me trompe.
Pour Les Trois-Grâces par exemple, si l’on a encore affaire à un thème très classique,
on se trouve cependant en présence de personnages qui ne le sont plus vraiment.
Il s’agit de trois versions de la déformation présentées de manière assez classique et
posées sur un socle. Ce n’est donc classique qu’en apparence ; si l’on observe plus
précisément, on comprend qu’on a affaire à trois volumes très déformés par
mouvements contraires. Pour la France, on conserve encore le côté classique avec
le socle, mais on amorce un mouvement et une déformation plus importants. Ensuite,
on aborde un travail peut-être plus décisif qui s’appuie sur une répétition d’éléments
qui partent un peu dans tous les sens, mais qui se trouvent relativisés par une forme
qui, elle, est abstraite et se suffit à elle-même. On peut aboutir ainsi à privilégier une
seule déformation au travers d’un personnage qui donnera à l’ensemble une
structure générale. Autrement dit, on n’obtient plus le côté abstrait par une répétition
d’éléments ou de personnages ; on tend vraiment vers la déformation en tant que
telle, vers le mot lui-même incarné par un seul élément.
M-C-L. – Qu’entendez-vous par « le mot lui-même » ?
J-M-F. – Dernièrement, j’ai regardé dans un « dictionnaire des synonymes » le mot
« déformation » et j’ai été vraiment surpris parce que j’y ai trouvé cinq à six mots très
péjoratifs comme « altérer » par exemple. Il y avait aussi « courber » qui m’a paru plus
intéressant parce qu’il m’a fait penser aux déformations de personnages comme les
« femmes-feuilles ». Courber, c’est aussi plier, faire plier. J’aurais pu créer des formes plus
aiguës, des angles, des déformations pointues ou un étirement de la forme, à l’inverse
de la courbe ; mais non, j’ai agi par courbures, pliures, ainsi que l’indiquent ce synonyme.
Mais j’ai gardé cependant quelque chose de rigide, de rectiligne comme le socle pour
mieux faire ressortir la déformation même du motif.
III – Travailler sciemment l’opposition
M-C-L. – Vous faites souvent référence au terme « classique » pour indiquer une
sorte de reconnaissance, de point de repère, face au risque que comporte la
déformation en elle-même. Et l’on a l’impression que cette opposition, cette dualité
qu’offrent le connu d’une référence et l’inconnu de la déformation traverse toute votre
sculpture. Doit-on le comprendre comme cela ?
J-M-F. – Oui, sans doute. J’appelle « classique » non pas un genre, un style, mais
une base esthétique conçue comme une rigidité, une classification des choses qui
permet aux gens de se repérer, de reconnaître une structure avec le danger de s’en
rendre aussi prisonniers. C’est une sorte de point d’appui, une base dont l’esprit a
besoin à un moment donné. On est tous obligés de se construire des petites cases,
de mettre des choses dedans pour mieux comprendre et accepter ensuite la nouveauté,
l’inconnu. Aussi a-t-on besoin à la fois de l’art achevé comme d’un côté un peu fou de
la forme. A ce propos, il semble qu’il y ait une certaine folie de la forme, quelque chose
qui nous échappe à un moment donné et l’on s’en aperçoit d’autant mieux si l’on
place à côté de cette folie la rigidité de référence que j’appelle « classique ».
Par exemple, pour l’Enfeu n°6, le classique est représenté par la rigidité du cadre
qui structure l’ensemble de la pièce. Pour le Titien II, c’est le socle qui fait office de
de structure ; et sur cette rigidité du socle, vient se poser une forme inverse, c’est-à-dire
un petit groupe de personnages, une accumulation de déformations plus ou moins
importantes selon les personnages. Le socle ici est vraiment un parallélépipède que
j’aurais préféré encore plus incisif par rapport à la pièce ; mais la technique du
pliage des socles laisse souvent un peu de flou dans les contours.
M-C-L. – L’opposition résiderait donc dans la juxtaposition de la déformation et
de la structure rectiligne (socle ou cadre), du mouvement et de l’appui stable.
J-M-F. – Oui, mais elle existe aussi à d’autres niveaux, au niveau du thème
lui-même ou au niveau de la matière, par exemple. On arrive ainsi à des oppositions
thématiques dans une même pièce. Quand je travaillais les enfeus, il s’agissait d’une
opposition entre une couleur et une forme, ou bien encore entre un thème assez dur
comme l’enfeu et une réalisation très chaleureuse comme la laque, l’or, des matériaux
riches. Par contre, lorsqu’on aborde des formes comme celles du « monde-femme »,
on utilise moins cette note de richesse. On pourrait presque laisser le plâtre. Le sujet
incite lui-même à une certaine pauvreté du matériau, même si l’on utilise un matériau
comme le bronze ; on n’a plus de couleur.
IV – La réalisation de la forme conceptuelle
M-C-L. – Vous avez utilisé l’expression de « forme conceptuelle » pour signifier
une sorte de modèle abstrait princeps, base des déformations successives. Pourriez-vous
évoquer plus concrètement votre manière de faire, sinon votre technique ?
J-M-F. – Au commencement des enfeus, j’ai fait des dessins qui m’ont servi de
plans pour la réalisation et j’avais alors tout à fait envie de faire tous ces dessins. Par
contre, quand il s’est agi de réaliser les personnages, je les ai faits directement par
modelage avec de la terre ; et puis, petit à petit au cours de la recherche, j’ai à nouveau
utilisé les dessins. Ainsi, pour les personnages, j’ai éprouvé le besoin de trouver la forme
avec le modelage, sans dessin, sur le tas en somme. Je me méfie d’ailleurs un peu du
dessin dans le sens où il me paraît d’abord difficile à manipuler pour verser ensuite très
vite dans la technique, le savoir-faire qui peut rendre prisonnier de l’idée du « beau
dessin ». Il faut surtout ne pas chercher à faire un « beau dessin », mais s’en servir d’une
manière simple, c’est-à-dire chercher à mettre l’idée, à poser l’idée sans aucune
arrière-pensée qui tendrait à faire quelque chose de beau. C’est la seule utilisation que
je fais du dessin ; j’ai évidemment appris des trucs, mais ces trucs sont à mon avis très
superficiels. Cela existe aussi en sculpture ; il y a aussi des trucs pour les gens qui aiment
bien la matière, mais à ce moment-là, on ne parle plus de la même chose.
M-C-L. – L’idée étant alors posée dans le dessin, comment la reprenez-vous en trois
dimensions ? Sans doute subit-elle encore de nombreuses transformations ?
J-M-F. – Oui, il est très difficile de partir d’un dessin pour se rendre compte ensuite
que cela rend quelque chose de tout différent de ce que vous aviez imaginé, et en
particulier en sculpture où l’on doit se confronter à des matériaux et à des techniques.
Mais je dirais que mieux on connaît le métier, plus on arrive à penser assez justement
dès le départ et l’on s’aperçoit alors que la technique peut aussi être une richesse.
Voici un exemple précis avec le plâtre de la Femme-feuille. Pour passer du plâtre
au bronze, vous faites une cire et vous vous apercevez qu’au moment de la cire, la forme
s’est trouvée un peu vrillée, ce que vous pouvez alors accentuer vous-même pour
obtenir une déformation plus intéressante. Je suis ainsi intervenu entre deux techniques ;
si j’avais réalisé la forme sans cire, je ne me serais jamais rendu compte qu’en la poussant
un tout petit peu plus vers l’intérieur, c’était meilleur. Au début, j’ai donc travaillé la forme
un peu en aveugle, et puis elle est devenue meilleure grâce à la technique elle-même.
M-C-L. – Pour rester dans la technique, avant le stade du plâtre, n’y a-t-il pas celui
de la terre, du modelage ?
J-M-F. – Oui pour les enfeus par exemple, je les travaille toujours en modelage, et
ensuite je les réalise en plâtre. Il s’agit toujours d’un apport, jamais d’un retrait de la
matière. Cela m’est tout à fait personnel ; il y a des gens qui préfèrent enlever, moi je
préfère ajouter. Je suis davantage un modeleur.
V – Un choix symbolique des matériaux
M-C-L. – Les pièces du « monde-femme » sont en bronze. Avez-vous une dilection
Particulière pour le bronze ? Comment choisissez-vous vos matériaux ?
J-M-F. – J’aime bien le bronze et j’ai beaucoup de plaisir à le travailler ; mais j’aime
Les matériaux relativement pour ce à quoi ils se rapportent. Ainsi, les enfeus en sous-verre
Donnent un peu l’idée de la collection, de la boîte à papillons bien que la boîte du collection-
neur de papillons ait un fond ; elle n’a pas, comme les enfeus, cette transparence des deux
côtés qui présente un côté aérien. La relation du bois et du verre donne quant à elle l’idée
de la paléontologie, des fouilles ; et le bois à lui tout seul en forme de boîte, c’est par
exemple l’idée de musée. Mais avant toute chose, j’utilise chaque matière pour ce à quoi
elle se rapporte : pour le sous-verre, le verre ; pour le cadre le bois, etc.
Au début des enfeus ; je laquais le cadre et je me suis trouvé devant un problème
difficile à résoudre dans la mesure où cette technique asiatique détient une note
culturelle très forte. Il est alors très difficile au public de faire la part des choses et d’arriver
à voir un élément nouveau de la technique, c’est-à-dire à ne plus penser « laque de chine »,
mais à penser « élément non décoratif », bien que le mot « décoratif » ne veuille pas dire grand-
chose. Qu’est-ce qui est décoratif ? Je trouve qu’on est très gêné en ce moment par une
foule de mots, comme le mot « décoratif », comme le côté un peu statuaire tel la sculpture
qu’on place sur sa cheminée…Il y a toute une habitude dont on est un peu prisonnier.
M-C-L. – Etes-vous mécontent si vous voyez une de vos sculptures sur une cheminée ?
J-M-F. – Non pas du tout ! Mais placer une pièce sur une cheminée, c’est remplir
toute une connotation culturelle. Par ailleurs, si la sculpture « tient le coup », elle tiendra
le coup là ou ailleurs, sur une cheminée comme par terre.
Pour moi, la « sculpture-déco » ne veut rien dire, comme la laque, comme toutes ces
notes qui, à mon avis, sont des références d’époque et de mode. J’aurais, par exemple,
ces enfeus en métal rouillé, cela passait très bien ! Il est possible qu’un certain nombre des
personnes se trouvent gênées par le côté laque, par exemple. Pour ma part, je pense avoir
eu raison d’employer la laque à ce moment-là en essayant d’extirper tout le côté culturel,
en l’utilisant précisément pour lui donner une autre forme. Maintenant, il reste vrai que la
technique en elle-même renvoie à cette idée de culture, alors… est-ce que les gens n’ont
pas su s’en dégager, ou bien est-ce moi qui me trompe et serais prisonnier d’une forme
particulière ? Je pense quand même avoir raison.
M-C-L . – Pour continuer dans ces références culturelles si prégnantes, vous
sentez-vous un attachement personnel pour une époque précise ?
J-M-F. – Non, je crois que j’aime un peu tout. A toutes les époques, il y a des choses
qui m’intéressent ; je ne pense pas m’être attaché à l’une plutôt qu’à l’autre.
M-C-L. – Et parmi vos sculptures, y en a –t-il que vous aimez plus spécialement ?
J-M-F. – C’est toujours la dernière à laquelle je reste attaché, ou bien même celle
qui n’est pas encore faite ! Autrement, je dirais que c’est l’ensemble, une circulation des
sculptures les unes aux autres, le lien entre elles, donc quelque chose d’assez abstrait, en
vérité.
VI – Pour conclure : une pratique de la philosophie de la forme
M-C-L. – Etes-vous préoccupé longtemps à l’avance par l’idée de la prochaine
Sculpture ?
J-M-F. – Oui, et même dans le temps où j’en réalise une, je commence à entrevoir la
prochaine. Ainsi, par exemple en ce moment, je suis en train de faire un agrandissement d’une
sculpture, d’un personnage assez déformé mais encore simple. J’ai commencé à monter
toute l’ossature qui fait deux mètres et en la montant, j’ai voulu me donner une première
idée de la forme en la dessinant rapidement sur un grand papier que j’ai découpé et que
j’ai suspendu à la potence. A partir de là, cela me permet de mettre les choses en place,
les pleins et les vides tout en découvrant les prochaines déformations que j’allais faire. J’ai
donc déjà l’idée de deux ou trois déformations possibles, et c’est cette ouverture-là qui
m’intéresse.
M-C-L. – Une ouverture ménagée pour la « folie de la forme » comme vous l’exprimez
précédemment ?
J-M-F. – Oui, mais lorsqu’on commence à déformer les choses, on ne sait plus très bien
où l’on va ; or, il faut pourtant les contrôler et l’on sait tout de même qu’il y a des portes bloquées.
L’abstrait entre autres choses pour moi n’est pas une voie ; c’est une limite à ne pas dépasser.
Je procède par opposition de forces, par oscillations successives entre la contrainte de la
forme et son autonomie. C’est la même chose dans la vie, vous prenez conscience de la vie
par opposition avec quelque chose de plus plat. Dès qu’il nous arrive quelque chose par
exemple, on se rend compte de la vie par différence, de la paix à la guerre, etc. On réagit
par différence.
M-C-L. – En vous entendant, on pourrait dire aussi que vous faites la chasse à la
complaisance dans la mesure où vous ne vous laissez pas aller à la séduction des repérages
classiques ou abstraits ; vous travaillez dans une fuite de la complaisance.
J-M-F. – C’est surtout une fuite des clichés aussi bien classiques qu’abstraits ou autres.
Je pense que faire de la sculpture, de la peinture ou tout autre art, c’est essayer de dire les
choses le plus honnêtement possible. Pour cela faut-il laisser un peu de côté tout ce qu’on
a appris ; là, plus personne ne doit intervenir, d’aucune manière que ce soit. Il faut prendre
une décision par rapport aux formes et faire sa recherche.
« Frénésie » histoire, psychiatrie, psychanalyse N°6 Automne 1988 – Folies d’enfant.
Entretient P. 274 à 288.